Une chose est d’affirmer la diffĂ©rence de talent entre deux Ă©crivains, une autre est de la dĂ©montrer ; pour ce faire rien ne vaut un petit exercice de comparaison. Prenons deux extraits : l’un provient de la La crypte du pendu (p. 17-18), l’autre est tirĂ© d’un livre de Serge Brussolo intitulĂ© Derelict, (p.48), Editions GĂ©rard de Villiers, mars 1993. Le livre a Ă©tĂ© republiĂ© depuis sous le titre de Avis de tempĂŞte. Les deux passages recopiĂ©s ci-dessous prĂ©sentent une situation semblable : un jeune Ă©crivain se voit administrer une leçon d’Ă©criture par un rĂ©dacteur en chef dans le livre de Blackshore, par un Ă©diteur dans le livre de Brussolo.
Voici comment cela se passe chez Blackshore, le jeune Ted Scribble propose ses écrits à un rédacteur de journal sensationnaliste :
» Julian Brackwell, rĂ©dacteur en chef du quotidien The shore, lut les dernières phrases de la feuille qu’il tenait Ă la main, soupira longuement et la jeta sur son bureau.
- Je ne sais pas si vous me payez ma tĂŞte, Scribble, commença-t-il, mais j’en viens Ă l’espĂ©rer… Vous ne devez pas bien vous rendre compte de ce que vous Ă©crivez…
Le rédacteur en chef fit une grimace.
- Comprenez une bonne fois pour toutes que nos lecteurs se fichent de vos histoires de mythologie !
Brackwell déplia le journal et, dans un nouveau soupir, le montra à son interlocuteur :
- » Le nĹ“ud gordien » ! dĂ©clama-t-il. En voilĂ un beau titre qui incite Ă lire la suite ! Bon Dieu, Scribble ! Si vous voulez Ă©crire sur Zeus et Alexandre, trouvez autre chose que cette banale histoire de nĹ“ud Ă trancher d’un coup d’Ă©pĂ©e ! Faites forniquer Alexandre et Minerve et puis faites venir Zeus pour lui trancher la tĂŞte ! »
Voilà comment une scène semblable est traitée chez Brussolo : un jeune auteur, Oswald Caine, se présente chez un éditeur, Bumper, adepte de la musculation et ancien du Vietnam à qui il a fait lire des haïkus de son cru :
» – J’ai une stratĂ©gie pour toi, avait lâchĂ© Bumper. Car Bumper n’avait jamais d’idĂ©e. Par contre il avait des stratĂ©gies, des offensives, des contre-attaques.
- Tu dĂ©butes, avait-il expliquĂ©. T’es rien du tout, une goutte de pisse dans la grande chiotte de l’Ă©dition. Faut que tu te fasses la main. Et puis la poĂ©sie c’est pour les fiottes. Je suppose que tu n’as pas envie de passer d’emblĂ©e pour un dĂ©foncĂ© de la rondelle, hein ? Le premier bouquin c’est une sorte de patrouille de reconnaissance, un lurp comme on disait au Nam. Très souvent les critiques tirent Ă vue, et on n’en revient pas. Je suppose que t’as pas envie de te faire pilonner Ă ta première sortie ? Tu veux vendre, hein ?
Caine ne savait dĂ©jĂ plus trop ce qu’il voulait. Il subissait l’envoĂ»tement de ce drĂ´le de bonhomme au visage burinĂ©, aux cheveux carotte. »
On remarque tout de suite la diffĂ©rence de densitĂ© entre les deux textes. Brussolo a recours au style indirect dès la deuxième phrase : » Car Bumper n’avait jamais d’idĂ©e. Par contre il avait des stratĂ©gies, des offensives, des contre-attaques. » Ce n’est pas le cas chez Blackshore qui d’un bout Ă l’autre de la scène prĂ©sente le mĂŞme ton.
Le vocabulaire aussi est tout Ă fait diffĂ©rent. Brussolo rend toute la dimension du personnage de l’ancien du ViĂŞt-nam en alimentant son discours de termes guerriers. Chez Blackshore, le rĂ©dacteur en chef d’un journaliste sensationnaliste paraĂ®t bien palot Ă cĂ´tĂ©. Ses mots semblent tout droit sortis d’une scène de théâtre de boulevard. La situation ne vit pas, elle est figĂ©e dans la caricature du maĂ®tre qui s’adresse Ă l’Ă©lève. Il n’y a lĂ rien qui Ă©tonne, rien qui ne soit compassĂ© et dĂ©jĂ vu. Chez Brussolo, le lecteur est emportĂ©, surpris, accrochĂ©, il ne peut plus lâcher le livre. Chez Blackshore, la prose ne coule pas, elle est heurtĂ©e, la scène sent la composition d’Ă©cole.
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